Comme tous leurs confrères, les avocats havrais associés Richard Grandel et Daniel (dit Dan) Meunier se soumettent au cauchemar du confinement. Le cabinet n’est pas ouvert au public. S’ils s’y rendent de temps en temps pour gérer les dossiers qui ne peuvent pas être réglés par télétravail, ils assument l’essentiel de leur activité à domicile et ont hâte de retrouver une vie professionnelle et sociale normale.
Les relations avec les clients se limitent à des échanges par téléphone ou à des vidéo-conférences.
— Finalement, nous aurions peut-être dû prendre notre retraite plus tôt, soupire Dan. Avec la crise du Covid 19 et la catastrophe économique et financière qui va suivre, la valeur de nos parts du cabinet va chuter de 50% en quelques semaines.
Nés en 1948, les deux compères qui se connaissent depuis le collège auraient effectivement pu renoncer à leur activité professionnelle depuis longtemps. Mais voilà, l’avocature représente plus qu’un simple métier. C’est une vocation, un sacerdoce, une passion. Ils aiment tant leur profession qu’ils ont du mal à s’imaginer y renoncer.
— Pas faux, approuve Richard. Mais je ne me vois pas remiser ma robe d’avocat au placard. Et toi non plus, je suis sûr. La vie était si joyeuse quand nous étions jeunes... L’époque des belles voitures de notre enfance, de notre adolescence, des sorties en dériveur, de nos études, de nos premières années dans la vie active... Le temps où il était interdit d’interdire alors que nous avons l’impression aujourd’hui que tout n’est plus qu’interdictions et privations de liberté. Comment le temps est-il passé si vite ? Comment le monde est-il devenu si morne ?
— J’ai du mal à comprendre et je n’aime pas la société d’aujourd’hui, observe Dan. Mais je décrocherais plus facilement que toi. C’est toi le plaideur né. Moi, je me concentre surtout sur les montages fiscaux, les organisations de sociétés, les contentieux avec le fisc et l’URSSAF. J’avoue que quelquefois, j’en ai un peu marre.
— Nous sommes souvent sur les seuls créneaux où les clients se montrent reconnaissants, tempère Richard. Toi, tu les aides à payer moins d’impôts, à optimiser leur patrimoine. Moi, je sauve leurs permis de conduire quand ils ont eu le pied lourd, je suis le dernier rempart s’ils ont des problèmes avec les flics et la justice, je tire leur progéniture d’affaire quand les chères petites têtes blondes ont déconné. Sans compter les services que nous leur rendons au moment où ils vendent ou achètent des affaires et négocient des contrats.
— Tout ça va changer avec le confinement, coupe Dan. Le métier va se transformer, même au sein de notre cabinet, je le crains. Les négociations d’entreprises déjà, on oublie pour un moment. Tout le monde va être en cessation des paiements et les banques ne financeront plus d’acheteurs de peur que la crise sanitaire reparte et que le pouvoir reconfine. C’est une aubaine, cette crise, pour le président et le premier sinistre. Plus de grèves, plus de manifestations, plus de déculottée visible aux municipales. Les gens sont tellement obnubilés par le coronavirus qu’ils sont anesthésiés, en plein coma mental.
— Tout à fait exact, approuve Richard. Ils vont bientôt être reconnaissants au pouvoir de payer des masques très cher après les avoir attendus pendant des semaines, de manquer de tests, de ne pas bénéficier de prescription libre de la Chloroquine, d’être ruinés et ne réaliseront même pas que ce sont les pays qui n’ont pas confiné leurs populations comme la Corée du Sud et la Thaïlande qui s’en tirent le mieux. Et oui, notre métier va changer, c’est sûr. Les ventes de fonds de commerce et les créations de sociétés, nous allons devoir oublier pour un moment. A la fin du confinement, je prévois plutôt une multiplication sans précédent des dépôts de bilans, des recouvrements de créances délicats parce que les débiteurs n’auront plus une tune, des licenciements économiques ou déguisés en licenciements économiques. Une catastrophe. Sans oublier les divorces après les tensions et explosions des cohabitations forcées par le confinement. Ni les procédures après des violences sur les enfants, les problèmes de garde qui en résulteront. Les voisins sont plus prompts à surcharger le 17 d’appels de dénonciations de ceux qui, à leur sens, sortent trop, qu’a appeler le 119 parce qu’ils sont témoins de violences. Des procédures contre les assureurs au sujet des pertes d’exploitation aussi, car bien sûr les contrats qui prévoient la couverture en cas d’épidémie ne joueront pas en cas de pandémie. Et n’oublions pas les plaintes après cambriolage des magasins au moment des fermetures. Je vois une année judiciaire très noire.
— Tu as raison, ajoute Dan. Les prochains mois ne vont pas être très gais au niveau ambiance dans les cabinets d’avocats. Sans compter les plaintes de ceux qui auront perdu des proches contre les EHPHAD, contre les médecins, contre ceux qui sont au pouvoir.
— C’est certain, répond Richard. Contre le pouvoir, je suis prêt à envisager de monter des dossiers sans concession. J’ai été trop choqué par certaines incohérences, à commencer par celle d’un premier ministre à temps partiel car il a fait campagne pour se faire élire maire à un moment où la France avait besoin d’un premier ministre à plein temps. Scandalisé aussi que ce personnage ferme les bars et les restaurants d’heure à heure, au risque de ruiner toute une profession, au même moment qu’il demandait aux gens d’aller voter aux municipales où il espérait être élu au premier tour et sauver ses fesses quand il serait lourdé de Matignon. Fou de rage aussi du discrédit qu’une certaine bande veut infliger au professeur Raoult. Mais les plaintes contre les soignants et les établissements qui s’occupent des gens et particulièrement des seniors, je suis beaucoup plus réservé. Je dis oui si de grosses fautes ont été commises, mais la plupart ont travaillé avec un dévouement admirable, au rythme d’un sprint pendant la durée d’un marathon.
Les deux avocats consultent leur courrier, s’inquiètent d’éventuelles urgences pénales et des audiences qui seraient maintenues, se préoccupent des délais en se méfiant de ceux qui ne seraient pas suspendus, vaquent aux occupations qui restent possibles au sein du cabinet...
***
— Dire que nous ne pouvons même pas aller déjeuner dans un restaurant de fruits de mer ce midi, grogne Dan à onze heures quarante. Nous n’avons que deux options, rentrer à la maison ou aller chercher quelque chose dans un établissement qui propose des plats à emporter. Pas de la malbouffe de chaîne, ça va de soi.
— J’ai une idée, suggère Richard. J’ai vu sur Facebook que notre cliente Hermeline Farcy propose des livraisons de ses spécialités d’andouillette. Je vais lui téléphoner pour lui demander si nous pouvons être livrés au cabinet.
— Joyeuse bonne idée, répond Dan. Au moins, si elle n’a pas vendu son restaurant, elle ne s’est pas lancée dans l’entreprise de tueurs à gages qu’elle envisageait il y a deux ans (voir liens en fin de note).
— Ne jurons de rien, corrige Richard. Elle l’a peut-être fait sans rien nous dire et ne conserve peut-être le resto que comme couverture...
— Pas faux...
— Je suis contente de vous avoir, répond Hermeline Farcy. Oui, je peux vous faire livrer le plat du jour. Et je voulais vous demander un truc. Pour survivre en cette période de fermeture, j’ai ajouté un plat d’andouillette à ma carte de plats à emporter ou livrer. Chaque jour, je la baptise d’un nom qui suggère une personnalité politique connue grâce à sa localisation. Ce midi, c’est l’andouillette de Tulle avec sa sauce moutarde piquante et ses patates, ça vous va ? Demain, ce sera l’andouillette d’Amiens avec ses macarons de légumes... Il y en a une par jour. Vous croyez que je risque quelque chose ?
— Théoriquement, une action pour insulte ne serait pas impossible, répond Richard. Une femme a été mise en garde à vue à Toulouse pour avoir placardé une banderole sarcastique vis à vie du locataire actuel de l’Élysée. Mais d’un autre côté, il n’existe plus de délit spécifique d’offense au Chef de l’État. En cas d’intervention d’un officier de police judiciaire, répondez que vos recettes n’ont rien à voir avec des personnalités précises mais que vous utilisez seulement des lieux associés à des personnes connues dans le but d’attirer les clients en cette période particulièrement difficile pour votre profession. Après, si vous êtes poursuivie, je ferai des gorges chaudes au tribunal et dans les médias et je pense les chances de vous faire relaxer très fortes. Et je ne pense pas que les politiques aient très envie de voir leurs noms associés à des recettes d’andouillette dans les prétoires...
— J’avais eu une autre idée, mais j’y ai renoncé, avoue la restauratrice. J’ai pensé un moment ouvrir un clandé en proposant des planches de charcuterie associées à des apéritifs ou bières. Je pouvais masquer les vitrines avec des rideaux. Mais je me suis dit que les Français étaient des dénonciateurs nés nostalgiques de Vichy et que je me ferais balancer.
— A éviter en effet, confirme Richard. Un tel établissement ne tiendrait que quelques heures avant débarquement des forces de l’ordre dans le contexte actuel.
— Je vous mets combien de parts ? reprend Hermeline. Des éclairs au chocolat et un petit Bordeaux avec ça ?
— Deux parts, deux éclairs au chocolat et un petit Gamay plutôt, répond Richard. Je vous règle maintenant par carte ?
— Oui, c’est possible, confirme Hermeline. Le livreur arrivera à votre cabinet pour 12 Heures 40. Ça ira ? Au fait, vous avez un tire-bouchon et des couverts ?
— Oui, parfait pour l’heure. Mon associé et moi-même serons ravis de déguster votre andouillette de Tulle. Nous avons tout ce qu’il faut pour ouvrir des bouteilles et manger correctement. Nous mangeons régulièrement au bureau en tenant des réunions de travail. Bonne fin de journée et bon courage, chère Madame Farcy.
***
Richard et Dan se régalent avec la cuisine d’Hermeline, beaucoup plus attirante et digeste que les recettes fiscales de leur inspirateur qu’ils honnissaient. La pause du déjeuner les incite à évoquer les vacances estivales que les couples qu’ils forment avec leurs épouses respectives passent ensemble chaque année.
— D’abord, à quelle date allons-nous partir ? se préoccupe Dan. Août ou septembre, comme cela risque d’être bientôt recommandé ?
— Trop tôt pour le dire, s’interroge Richard. Il faut d’abord que tout soit ouvert à nouveau et que les réservations ne soient pas trop aléatoires. En tout cas, nous pouvons dire adieu à notre projet de vacances américaines sur les traces de James Dean. Nous devrons attendre un peu pour aller voir les sites où il a vécu, où il a tourné, où il a couru avec ses Porsche. Dommage, un héros de notre jeunesse. Il faudra encore patienter un moment.
— Après le Morbihan il y a deux ans, la Vendée l’an dernier, je suggèrerais bien la région de Dinard et Saint-Malo cette année, avance Dan. C’est superbe, et nous contribuerons ainsi à faire travailler les restaurants et établissements locaux qui ont dû terriblement souffrir de la fermeture imposée par le premier sinistre et son maître.
— Excellente idée, approuve Richard. En outre, ça nous rappellera 1973, notre jeunesse quand le Grand National Tour Auto partait de Dinard et que nous y participions, avec le même enthousiasme que si nous nous étions appelés Ricardo Rodriguez et Dan Gurney !
QUELQUES LIENS
James Dean, à chacun son Jimmy. Celui de Richard et Dan, le mien, c’est le pilote fou de vitesse à retrouver ICI http://bit.ly/1hKViUh
Une atmosphère de fin du monde http://circuitmortel.com/?p=4052
Quand automobile, compétition, philosophie, métaphysique et questions existentielles se rejoignent à la Nuit des musées... http://circuitmortel.com/?p=3743
Dans les fictions, les automobiles contribuent à installer le décor, l’atmosphère, à souligner les caractères des personnages http://circuitmortel.com/?p=3843
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Thierry Le Bras