Précisons tout de suite, la Dauphine dont il est question est un modèle de voiture produit par Renault jusqu’au milieu des années soixante et pas une des perdantes de l’élection de Miss France longtemps organisée par madame de Fontenay.
J’ai préféré appeler la dame au chapeau « madame » plutôt que « la Belle de Fontenay » car la dame en question pourrait être vexée de se voir désignée par le nom d’une patate, même si elle est intronisée membre de la Confrérie de l’andouille de Vire. Non, si madame de Fontenay fut sans doute une belle plante dans sa jeunesse, elle n’a rien d’un légume et c’est un pur hasard si son compagnon, avec qui elle organisa les concours de Miss, s’appelait… monsieur Poirot. Heureusement, l’orthographe du sieur Poirot ne correspond pas à celle du légume qui s’associe si bien aux pommes de terre dans la soupe.
Une miss en détresse
La jeune femme en détresse au bord de la D 152 qui relie Larmor Plage à Ploemeur aurait mérité de concourir pour le titre de Miss France 1968. Élancée, bronzée par le soleil de juillet, elle regardait avec tristesse sa Dauphine garée à cheval sur le bas-côté. Une légère brise faisait flotter ses longs cheveux bruns. Avec sa minijupe à carreaux et son chemisier de soie blanc, elle ressemblait un peu à Françoise Hardy.
Or, Ronan était un fan absolu de l’icône deSLC Salut les copains depuis qu’il l’avait vue dans Grand-Prix, le film de John de Frankenheimer. Il considérait que Jean-Marie Périer, le photographe des vedettes, était un sacré veinard. Non seulement il mettait Françoise en valeur dans les magazines, mais en plus il avait partagé sa vie ! Il n’était pas difficile d’imaginer l’apparition miraculeuse chantant Tous les garçons et les filles. L’idée traversa immédiatement l’esprit de Ronan lorsqu’il aperçut la belle.
Le garçon déboulait plein gaz au guidon de sa mobylette Peugeot au look de petite moto vrombissante. Quatre ans avaient passé depuis l’épisode raconté dans Première sortie de piste pour Ronan.
La petite bande avait quitté l’enfance pour entrer de plain-pied dans l’adolescence. Ronan avait quinze ans. Avec ses cheveux blonds qui lui couvraient les oreilles et son visage parsemé de taches de rousseur, il conservait un air espiègle. Il s’était étoffé mais, malgré un physique solide, il manquait de confiance en lui. La vie ne l’épargnait pas et il se sentait la cinquième roue du carrosse dans sa famille. Heureusement qu’il avait de bons copains. Tous les soirs de cette période estivale, après son travail à l’atelier de carrosserie de Lanester, il rejoignait André, Freddy et Éric qui campaient à Ploemeur sous la surveillance – ou plutôt avec la complicité - d’un nouveau retraité, Victor Le Guénan, le truculent grand-père d’Éric. Les copains de Ronan étaient lycéens. Lui entrait dans la vie active. Mais pour rien au monde, il n’aurait renoncé à camper avec eux l’été.
Tant pis s’il fallait se lever tôt le matin afin d’aller travailler. Se baigner et jouer au volley avant de dîner, chanter du Johnny, du Eddy Mitchell, du Hugues Auffray au son d’une guitare pas trop bien accordée autour du feu de camp, plaisanter avec ses amis, passer des moments inoubliables avec eux valait bien quelques kilomètres de route en plus et quelques minutes de sommeil en moins. D’autant qu’au camping, il y avait de jolies filles et que comme tout adolescent, Ronan draguait volontiers. La belle en détresse au bord de la route surclassait les adolescentes auprès desquelles il affutait ses armes de séducteur. Beaucoup de filles de son âge cherchaient à séduire en sur-jouant un rôle de starlette. Ronan en connaissait qui rivalisaient d’exhibitionnisme mental afin d’attirer l’attention. Elles faisaient des manières, parlaient haut, riaient trop fort, évoquaient avec orgueil un avenir radieux de coiffeuse, voire d’esthéticienne... La femme à côté de laquelle il se garait paraissait sereine, sûre de plaire. C’était une déesse pleine de classe, incroyablement attirante.
Ronan immobilisa sa mobylette devant la Dauphine. Un parfum qu’il n’identifia pas mit tous ses sens en émoi. C’était du N°5 de Channel. Ronan ne l’oublierait jamais. Quelques années plus tard, la même senteur voluptueuse suivrait une conquête de Freddy. Ronan oserait lui demander le nom de son parfum et repenserait à la superbe créature à la Dauphine.
Ronan descendit de sa petite moto.
- Je peux vous aider ? proposa-t-il à l’apparition féérique.
- Je ne sais pas. Je suis en panne. Si vous vous y connaissez…
Ronan, un spécialiste des Dauphine
Ronan eut envie de mentir, de prétendre qu’il ne connaissait rien aux voitures, qu’il n’arriverait jamais à la réparer, mais qu’il pouvait amener la jeune femme quelque part. Il l’imagina derrière sur la mobylette, serrée contre lui, l’ensorcelant avec son subtil parfum de déesse tombée du paradis. Mais Ronan était un gentleman, un seigneur qui n’aurait pas trompé la confiance d’une femme.
- Je me prépare à devenir carrossier et j’adore les voitures, répondit-il. En plus, je connais bien les Dauphine. J’ai un copain qui en a une et c’est moi qui l’entretiens. Si quelqu’un peut vous dépanner sur place, c’est moi.
C’était vrai. La bande avait sympathisé avec Pierrick Bellec, un jeune capitaine des Fusillés marins basé à Lann Bihoué. Pierrick possédait une Dauphine Gordini de mille neuf cent soixante-trois. Spécialiste du close combat, le militaire était un sportif accompli qui n’avait peur de rien. Il faisait partie des héros de Ronan, au même titre que les pilotes Giacomo Agostini et Bruce McLaren, le boxeur Jo Frazier ou l’acteur Lino Ventura. En plus, Pierrick, il le connaissait, c’était son copain, tandis que les autres, il avait peu de chance de les rencontrer un jour. Alors, l’adolescent morbihannais aurait considéré comme une insulte de ne pas être chargé de l’entretien de la Dauphine Gordini. Il la soignait aux petits oignons. Ronan rêvait que Pierrick la conserverait encore trois ans. A cette époque-là, il aurait dix-huit ans. La Dauphine Gordini ne coterait plus très cher à l’argus. Il la rachèterait. L’auto du copain qu’il admirait deviendrait sa première voiture. Avec la Dauphine Gordini blanche à bandes bleues, il ferait des ravages auprès des filles !
Ronan se dirigea vers l’arrière de la Dauphine et souleva le capot.
- Oh ben ça alors, Renault a prévu un moteur de secours à l’arrière, s’enthousiasma la belle. Je suis sauvée. Je vais pouvoir repartir.
Ronan réprima son envie de rire. Pas question de la vexer. En outre, il était conscient que si elle l’interrogeait sur la mode, il commettrait des bourdes aussi énormes que l’ignorance de la place d’un moteur Renault.
- Pas tout à fait, corrigea-t-il. Contrairement à la 2 cv, à la DS, aux Panhard, aux Aronde et à plein d’autres modèles, la Dauphine a le moteur à l’arrière. Vous l’avez depuis longtemps ?
- Non, une semaine. C’est ma première voiture. J’ai appris à conduire sur une 4L à l’auto-école. Avant de l’acheter, j’empruntais la 3 cv de ma mère de temps en temps. Ou la 204 de mon fiancé. Mon père n’a jamais voulu me laisser conduire sa 404.
Ah, elle était fiancée… La nouvelle ne surprit pas Ronan au fond. C’eût été impensable qu’une aussi jolie fille soit libre. Les miracles n’existaient qu’au catéchisme et dans les contes de fées. Ronan était trop grand pour les histoires relevant des deux catégories.
- C’est grave ? s’inquiéta la belle.
- Je ne crois pas, non. Juste un problème de tête de delco qui a dû bouger avec les vibrations de la route. Essayez de remettre en route.
La belle tourna la clé de contact. Le moteur démarra au quart de tour. Elle le laissa tourner mais redescendit de voiture. Ronan avait fermé le capot. Il avança vers elle. Il avait les mains noires et se sentait embarrassé.
- Attendez, j’ai quelque chose pour vous.
La belle remonta dans la Dauphine, puis en ressortit avec un très joli sac à main en cuir fauve. Elle tendit des mouchoirs en papier à Ronan qui s’essuya consciencieusement les mains. Ils s’observaient sans parler.
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous remercier ? interrogea la belle.
- Acceptez de prendre un verre avec moi, osa Ronan.
Il s’était lancé, certain de se faire envoyer balader. Elle le regarda en souriant. il devina qu’elle n’était pas insensible à son charme et en conçut une soudaine fierté. Elle soupira.
- Vous êtes un jeune homme charmant et franchement craquant. Mais je ne peux pas. Je suis fiancée, je me marie dans quinze jours et nous partons en voyage de noces en août.
- Il a de la chance.
- Je suis sûr que vous avez plein de copines qui vous dévorent des yeux dès que vous approchez d’elles.
- Pas faux, mais aucune ne vous arrive à la cheville.
- Un de ces jours, une fille vous éblouira tellement que vous ne vous souviendrez même pas de notre rencontre.
- Ça m’étonnerait que je puisse vous oublier. Comment vous appelez-vous ?
- Noëlle. Mes parents voulaient m’appeler Françoise, mais je suis née un 24 décembre. Ils y ont vu un signe et m’ont appelée Noëlle.
Elle s’approcha un peu plus de lui, posa une main sur son bras et l’embrassa sur la joue. Ils rougirent tous les deux. Puis elle remonta en voiture, ferma la portière, enclencha la première et s’enfuit vers son destin. Ronan n’avait pas bougé. Il avait juste reculé de quelques centimètres pour qu’elle puisse démarrer sans lui rouler sur les pieds. Sa dernière vision de la déesse fut le chapeau blanc à rayures bleues (presque comme une Gordini) posé sur le siège arrière de la Dauphine. Il ne profita pas du spectacle de la petite Renault s’éloignant sur la route. Un car de tourisme qui ramenait une troupe de gamins chahuteurs à la colonie de vacances la lui masqua tout de suite. Il ne prêta pas attention aux plus délurés qui, assis au fond du bus, lui faisaient des grimaces. Les pauvres gosses, ils ne savaient pas encore apprécier la grâce et la classe d’une femme sublime.
Comme un pauvre moto-boy solitaire
Ronan remonta sur sa mobylette. Jamais il n’avait encore ressenti un tel émoi en présence d’une fille. Il était à la fois triste et émerveillé.
Après le dîner, il se confia à Éric.
- Si j’avais l’âge de Pierrick et si j’étais aussi costaud que lui, elle aurait accepté mon invitation, enragea l’amoureux déçu. Elle aurait peut-être quitté son fiancé. Elle a ressenti quelque chose pour moi, j’en suis sûr. Seulement, je suis trop jeune. Je ne peux pas encore la protéger ni prendre soin d’elle.
- Sans doute, approuva Éric. Tu l’as touchée. La preuve, elle ne savait pas Comment te dire adieu. Sous aucun prétexte, elle ne voulait avoir de réflexe malheureux. Elle a dû être bien perplexe avant de se résoudre aux adieux… Vois le bon côté des choses. Tu as quinze ans et tu as plu à une femme comme elle qui ressemble à Françoise Hardy. Tous les espoirs te sont permis. Le temps va passer vite. Dans quelques années, tu serreras dans tes bras des femmes superbes comme Françoise Hardy, Anouk Aimée, Brigitte Bardot, Claudia Cardinale, Mia Farrow…
- Puisses-tu dire vrai, soupira Ronan. Moi pour un peu, ce serait derrière un Kleenex que je saurais mieux comment lui dire adieu… Cette dame au chapeau avec sa Dauphine, c’était… C’était un vrai conte de fée.
- Non, c’était un conte de Noëlle, plaisanta Éric.
Ronan aurait beau s’arrêter un quart d’heure chaque soir au lieu de leur rencontre fortuite les jours suivants, il ne reverrait pas Noëlle. Ni l’été mille neuf cent soixante-huit, ni plus tard. Il ne l’oublierait pourtant jamais. Mais dès la fin du mois de juillet, les baisers de Marylène, dix-sept ans, rendraient plus douce la peine provoquée par la fuite de Noëlle.
QUELQUES LIENS A SUIVRE
D’autres émois estivaux, à La Baule les Pins
http://circuitmortel.com/2016/05/navigateur-au-rallye-de-la-baule-1969/
Ronan contre la mère Poupoune http://0z.fr/SBfWH
Sensations extrêmes, souffrance, jouissance, ou le résumé d’une vie de pilote http://bit.ly/1R9OCsP
Thierry le Bras